Le Mai 68 précoce des typographes
Troisième article d'une série de quatre publiés dans le quotidien Le Courrier à l'occasion de la sortie de L'adieu au plomb.
Au cours des années 1960, les renouvellements des contrats collectifs de travail des typographes sont de plus en plus difficiles. Les organes centraux de la FST affrontent un mécontentement de la base dès le début des années 1960. Ce mécontentement culmine entre 1964 et 1968 autour de l'interprétation du changement technique.
Au cours de ce renouvellement contractuel, le patronat souhaite obtenir l'introduction facilitée d'horloges de contrôle. Les négociateurs de la FST, estimant le point négligeable, acceptent cette revendication patronale. En juin 1964, les syndiqués approuvent le résultat des pourparlers, mais refusent la disposition sur les horloges de contrôle. L'association patronale (SSMI) ayant, de son côté, approuvé le CCT avec la disposition sur les horloges, elle obtient d'avoir recours à une sentence arbitrale pour trancher. Celle-ci s'avère entièrement défavorable à la FST. Les horloges de contrôles sont donc introduites selon les modalités souhaitées par le patronat.
Cette issue est violemment ressentie par les syndiqués. D'abord parce qu'elle apparaît comme un coup de force patronal, la Société suisse des maîtres imprimeurs (SSMI) ayant fait pression pour obtenir un jugement arbitral. Ensuite, parce qu'elle est comprise comme résultant d'une attitude trop conciliante des instances centrales de la FST. Enfin, parce que le dispositif des horloges de contrôle est vu comme une dégradation inacceptable du travail des typographes qualifiés.
En quoi consistent ces horloges de contrôle ? Il ne s'agit pas d'horloges de timbrage qui vérifient l'horaire de présence des ouvrières et des ouvriers sur leur lieu de travail. Les horloges de contrôle sont des appareils disposés sur chaque machine et qui servent à mesurer automatiquement la durée d'exécution d'une opération précise.
Dans l'Helvetische Typographia, l'hebdomadaire alémanique de la Fédération suisse des typographes, on peut ainsi lire sous la plume d'un correspondant qui signe ji : « Nous refusons catégoriquement les horloges de contrôle, non seulement pour des raisons de dignité humaine, mais aussi dans l'intérêt d'un travail fructueux et d'un climat de travail sain. Nous sommes des êtres humains et non des animaux de rente ! »[1] Un autre correspondant, qui signe pbx, écrit : « Les horloges de contrôle ne représentent un progrès que pour l'entrepreneur [...] Dans l'organe de notre fédération, on publie chaque année des articles sur l'homme et l'entreprise, sur l'humanisation du travail, et on recommande à l'inverse aux collègues les bienfaits de ces appareils de mesure du temps. »[2]
Un courant oppositionnel # # # # # # # #
Ces deux citations montrent que le mécontentement porte sur deux cibles : l'intensification du travail voulue par le patronat d'une part et le syndicat d'autre part qui, dans l'esprit d'une partie de ses membres, se rend complice de cette intensification. La fronde est si forte au sein du syndicat que, suite à cet épisode des horloges de contrôles, la Fédération suisse des typographes doit entreprendre une profonde réforme de ses structures pour les rendre plus représentative de sa base. Dès lors, un courant oppositionnel structuré va se mettre en place au sein de la Fédération.
Ce courant se renforce en 1968. En juillet de cette année, le typographe zurichois Harro Werner publie dans l'Helvetische Typographia un article intitulé « Die Aufgaben der Opposition » (Les devoirs de l'opposition), un titre qui affirme clairement l'existence d'une « opposition -- qui représente tout de même la moitié des membres de la FST -- favorable à une augmentation de l'activité syndicale et à une réforme de la direction de la fédération. »[3] Une année plus tard, en Suisse romande, c'est la circulation d'un rapport interne du secrétariat central sur les changements techniques qui entraîne la publication d'un texte oppositionnel dans Le Gutenberg, l'hebdomadaire francophone de la Fédération.[4]
Les signataires de l'article intitulé « Contre-analyse sur les nouveautés techniques » sont quatre typographes genevois qui formulent le contenu de leur désaccord avec les instances centrales du syndicat. Ils s'appuient sur leur interprétation du changement technique en cours dans les arts graphiques pour attaquer la stratégie de la Fédération : « [Du rapport du secrétariat central], on retire la certitude que la direction de la FST ne voit de possibilité d'approcher ces questions [techniques] qu'à partir de notre soumission la plus complète à l'évolution de l'organisation de la production dans notre profession. Les concentrations, l'évolution technique sont inéluctables. C'est comme le mauvais temps, on n'y peut rien. Il ne reste plus qu'à essayer de limiter les dégâts. Cette façon de voir est fausse. »
Le texte a la particularité de ne pas être une analyse des procédés techniques eux-mêmes. Car, estiment les quatre typographes, « la technique est bien un moyen pour le patronat d'organiser la production en nous imposant sa conception de la marche de la production. » Ou encore : « l'évolution de la technique c'est l'évolution de l'organisation capitaliste du travail en vue des bénéfices. » Il n'y a donc pas lieu de s'interroger sur le fonctionnement de tel ou tel procédé d'impression, mais de revendiquer un contrôle ouvrier sur la production. Pour les quatre signataires de l'article, « les intérêts des salariés [se défendent] de plus en plus dans le domaine de l'organisation du travail et les destinées et les choix de l'entreprise et de l'économie en général. »
Cette interprétation conduit les quatre auteurs à rompre avec le cadre corporatiste traditionnel des instances centrales du syndicat. Il ne s'agit plus de réserver les machines aux syndiqués -- quitte à former les membres aux nouvelles techniques comme on l'a vu avec le Télétypesetter (lire notre édition du 15 août 2024) -- mais d'affirmer que le changement technique permet d'assurer la direction du capital sur le processus de travail et de contester les effets de cette direction.
Un des intérêts de cette séquence qui conduit du refus des horloges de contrôle à la « Contre-analyse sur les nouveautés techniques » est qu'elle établit l'existence d'une opposition ouvrière avant le mouvement étudiant de Mai 1968. Cet exemple permet de nuancer l'idée que les événements de mai auraient été un déclencheur de l'insubordination ouvrière. Dans certains secteurs, y compris dans la Suisse de la paix du travail, le mécontentement ouvrier couvait.
À Genève, un groupe oppositionnel se structure dès 1969, autour de la « Contre-analyse sur les nouveautés techniques », et développe une campagne impliquant la création d'un « groupe de base de l'imprimerie » qui permet une mobilisation des travailleuses et travailleurs du secteur sans égard aux divisions entre qualifiés, semi-qualifiés, auxiliaires et entre métier (lithographes, typographes). Cette campagne de mobilisation débouche sur une grève de branche en 1977 : c'est ce que nous verrons dans le prochain épisode.
Ji, « Wir lehnen Kontrolluhren ab », Helvetische Typographia, 4 juin 1964. ↩︎
pxb, « Kritik muss sein », Helvetische Typographia, 4 juin 1964. ↩︎
Harro Werner, « Die Aufgaben der Opposition », Helvetische Typographia, 10 juillet 1968. ↩︎
Bräm Hans, Barone Charly, Hess Bernard et al., « Contre-analyse sur les nouveautés techniques », Le Gutenberg, 18.12.1969. ↩︎
- Précédent: Soumettre la machine au contrat collectif
- Suivant: Une grève sauvage et victorieuse