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Renouer avec une histoire de la conflictualité

Article paru dans le quotidien Le Courrier

Il n’est pas facile de faire une place aux conflits entre capital et travail dans l’approche patrimoniale du passé industriel. Celle-ci se focalise souvent sur l’innovation technique et les réalisations architecturales au détriment d’approches plus complètes. Plaidoyer pour une complémentarité des approches à l’occasion de cette série d’été.

Dans un article de la revue Le mouvement social (1983), l’historien Gérard Noiriel affirme écrire une histoire de l’architecture industrielle de la sidérurgie lorraine contre les « discours sur le "patrimoine industriel" », l’expression figurant entre guillemets pour marquer la distance. Pour Noiriel, « l’espace industriel comme tous les autres produits de l’activité humaine, aussi matériels soient-ils, est un enjeu de rapports sociaux », une réalité dont le patrimoine industriel peinerait à rendre raison. L’approche patrimoniale du passé industriel est en effet marquée par son développement séparé de l’histoire du mouvement ouvrier.

Dans les années 1950 en Grande-Bretagne, puis dans les années 1970 en France, la notion de patrimoine industriel se construit autour de listes de bâtiments qu’il s’agit de conserver, au même titre que les traces architecturales d’époques plus anciennes. L’architecture des industries a moins bonne presse que celle des habitations bourgeoises, car elle est associée aux nuisances et à la pauvreté. Cependant, plus l’emploi industriel recule, plus devient évidente la nécessité de préserver ces sitesde la destruction. De même, des machines, mises au rebut par les changements techniques, sont collectionnées et parfois maintenues en état de marche pour illustrer les anciennes pratiques (lire notre édition du 10 juillet 2023).

L’historienne Ophélie Siméon note, dans un beau numéro de la revue L’homme et la société (2014), qu’« en insistant avant tout sur l’innovant, le spectaculaire et l’esthétique, par le biais de la muséification notamment, le patrimoine industriel ressort bien souvent d’une vision idéalisée de l’histoire ». Le risque existe de minimiser les aspects négatifs de l’industrie et les conflits dont elle est le cadre, mais également de présenter un récit linéaire du progrès technique et constructif. Dans ce récit, la désindustrialisation – qui est le moteur de la transformation des vestiges en patrimoine – apparaît souvent comme une rupture liée aux évolutions techniques, alors qu’elle correspond surtout à un changement d’orientation des intérêts des capitalistes. Il importe de rompre avec ce récit enchanté pour y réintroduire les voix critiques du progrès technique (lire ci-contre), les oppositions ouvrières à la division des travailleuses et des travailleurs pour les besoins du capital, etc.

Depuis les années 1980, l’approche patrimoniale s’ouvre aux apports de l’histoire du mouvement ouvrier. L’inverse est aussi vraie puisqu’on a ainsi pu lire dans Le Mouvement social (2002) sous la plume de l’historien Serge Chassagne que « la vertu de l’étude du patrimoine industriel est ainsi de nous apprendre à lire (et à enseigner) autrement l’histoire du travail. » En ce qui concerne la Suisse romande, la richesse des archives collectées ces quarante dernières années autour du mouvement ouvrier et l’attention croissante portée dans l’espace public au patrimoine industriel devraient permettre, en croisant les approches, de présenter au public une vision de plus en plus complète du travail sous le capitalisme.

Harry Braverman et la dégradation du travail #

Véritable antidote au récit enchanté sur les innovations techniques qui caractérise parfois l’approche patrimoniale, l’ouvrage de Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste a presque 50 ans. Publié en anglais en 1974, il vient d’être réédité aux Éditions Sociales avec une préface du sociologue Juan Sebastián Carbonell à qui l’on doit Le futur du travail (Amsterdam, 2022).

Ce texte contient des pages éclairantes sur la « dégradation du travail au XXe siècle ». Ouvrier dans l’industrie automobile et militant trotskyste, Braverman procède à une analyse serrée, fondée sur la lecture de Marx, de ce que l’innovation technique fait aux travailleuses et aux travailleurs. Pour Braverman, « en plus de sa fonction technique d'accroissement de la productivité des travailleurs [...], la machine a aussi dans le système capitaliste la fonction de dépouiller la majorité des travailleurs du contrôle de leur propre travail. » Une dépossession qui provoque des résistances.

Cette vision du travail industriel constitue une mise en garde contre le récit qui fait de la désindustrialisation une rupture. Elle est aussi la poursuite de la dépossession décrite par Braverman – le travail continuant à être soumis aux besoins du capital – et s’inscrit paradoxalement dans le projet industriel lui-même. Abondamment discuté depuis sa parution, Travail et capitalisme monopoliste fait indéniablement partie des textes critiques qui permettent de complexifier l’approche historique de l’époque industrielle.