Rationaliser les porcs 3/4
Article paru dans le quotidien Le Courrier
Le projet Optiporc (lire les trois chroniques précédentes) est, de prime abord, une entreprise d’amélioration génétique en fonction des standards industriels. Dans un courrier de la direction du projet à l’Office fédéral de l’agriculture les objectifs du programme sont ainsi définis: «Sélection et reproduction d’un porc rentable; indice de consommation [c’est-à-dire limiter les pertes sur la carcasse] favorable; part élevée des morceaux nobles.» L’enjeu économique de la sélection génétique est immédiatement présent dans ces lignes qui visent à justifier le bien-fondé du projet aux yeux des autorités fédérales.
Cependant, ces objectifs technologiques s’accompagnent d’enjeux d’un autre ordre. Le modèle économique d’Optiporc est aussi un modèle de rationalisation du travail. En 1951, le nombre de porc par élevage est de 6, soit environ le même nombre qu’avant la Deuxième Guerre mondiale. En 1978, au moment où la halle d’engraissement de Chesalles-sur-Moudon est mise en service, il est de 45. Dans le même intervalle, le nombre d’élevages détenant au moins un porc est divisé par un facteur trois (138 000 à 46 000).
D’un animal permettant de valoriser les déchets des fermes, le porc devient une production en tant que telle. Les élevages se spécialisent et le nombre de porcs élevés double pendant les Trente glorieuses. Conformément au schéma de l’agriculture industrielle qui s’installe progressivement, les élevages de porcs s’approvisionnent en animaux reproducteurs auprès d’un spécialiste (par exemple Optiporc) et en fourrage auprès des coopératives agricoles qui entament un processus de concentration.
Voyons comment le «contrat Optiporc» règle les relations entre la filiale de la Migros et les producteurs. L’article 2 de ce contrat prévoit, entre autres «conditions», que «l’éleveur s’engage à castrer les descendants des verrats croisés, au sevrage au plus tard». La castration des porcs est une exigence de boucherie (les hormones mâles altérant parfois le goût de la viande), aujourd’hui contestée. Mais ce n’est pas du goût de la viande qu’il s’agit ici. Cette condition du contrat vise à maintenir les élevages dans une situation de dépendance vis-à-vis d’Optiporc pour la fourniture d’animaux reproducteurs. Dans son article 4, le contrat règle les conditions de commercialisation: «L’éleveur vend des gorets ou des porcs gras de préférence aux organisations indiquées par Optigal, notamment la Micarna S.A.» Optigal est la filiale de la Migros qui chapeaute le projet Optiporc et qui conduit, comme sa raison sociale le suggère, un programme similaire pour les volailles. Quant à Micarna, il s’agit de la filiale de la Migros qui transforme et commercialise les produits carnés. L’élevage spécialisé se trouve pris en étau par une seule entité qui gère l’amont (sélection, sperme, reproducteurs) et l’aval (abattoirs, transformation, commercialisation) de la filière.
D’après un article du journal Domaine public (9 novembre 1972), le contrat envisagé à l’origine prévoyait un prix garanti découplé du prix du marché du porc et de celui du fourrage. Pour l’hebdomadaire, la Migros crée par ce type de contrat un statut nouveau, le «paysan ouvrier bailleur de fonds». Les éleveuses et éleveurs sont formellement indépendant·es, mais obéissent en tout à un seul donneur d’ordre à l’aval et à l’amont de leur production. Ils et elles sont en outre bailleur·euses de fonds, car les installations nécessaires à l’élevage des cochons Optiporc sont à la charge des élevages. Selon Domaine public, les halles d’engraissement nécessaires reviennent à 140 000 francs et la Migros en espérait 150, soit un investissement de 20 millions à la charge des fermes.
Optiporc ne se limite donc pas à la production de plus gros jambons. Le projet implique une transformation des modalités du travail agricole qui, en tant qu’elle brouille les limites des statuts d’entrepreneur indépendant et de salarié, rappelle les statuts hybrides imposés à ses livreuses et livreurs par Smood, une autre filiale de la Migros qui s’est récemment trouvée sous les feux de l’actualité. Les «paysans ouvriers bailleurs de fonds» d’Optiporc préfiguraient-ils en quelque manière les travailleuses et travailleurs de plateforme d’aujourd’hui? Il est au moins permis de poser la question et c’est avec elle que je voudrais refermer cette série de quatre chroniques.
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