Révolutionnaire, mais virtuel
Article paru dans le quotidien Le Courrier
avec Alix Heiniger et Ignace Cuttat
Pour Le Courrier, trois historiens se sont plongés dans «Genève 1850. Un voyage révolutionnaire», parcours virtuel dans la ville au XIXe siècle. Verdict en demi-teinte.
Le sous-sol de la Maison Tavel recèle en ce moment un vestiaire futuriste. Après avoir choisi un avatar en habit du XIXe siècle, nous sommes équipés d’un ordinateur de bord en sac à dos, de capteurs sur nos mains et nos pieds et d’un casque. Sous la conduite experte de quatre accompagnateurs bien réels, nous pénétrons dans une salle qui devient soudain… le sommet du Salève.
Les données issues de la numérisation de la grande maquette exposée au dernier étage de la Maison Tavel, le Relief Magnin, sont mises à contribution pour une expérience de réalité virtuelle qui s’avère une réussite technique incontestable. On passe un excellent quart d’heure à contempler les rues de Genève, avoir le vertige lors d’une fuite en ballon, observer nos comparses costumés.
Il faut saluer la prouesse technologique – elle est signée Artanim, en partenariat avec le Musée d’art et d’histoire – qui permet de bouger de façon réaliste dans un décor de jeu vidéo, et de faire oublier que nous sommes dans une salle noire de cinquante-cinq mètres carrés aux installations minimalistes. Tout le plaisir de la séance réside en cela: baisser la tête pour entrer dans un fiacre qui n’existe pas, tourner une clé dans une serrure virtuelle, avoir le vertige en regardant Genève depuis le Salève, sentir les embruns matinaux au bord du Rhône… Une image assez fade
Le dossier de presse fourni par le musée nous promet d’être «projetés en pleine révolution fazyste, à l’instant où Genève s’apprête à basculer dans la modernité». C’est beaucoup dire. Car si l’exploit technique impressionne, l’expérience ne donne de Genève en 1846 qu’une image assez fade. Les rues sont vides, trop propres pour être honnêtes, dans une ville qui n’a pas le tout à l’égout. Nulle fumée ne s’échappe des maisons, dans lesquelles, pourtant, on cuisine au bois. Quant à la révolution fazyste elle-même, elle se résume à un panache de fumée noire au-dessus du quartier de Saint-Gervais, à quelques coups de canon et à des formes humaines courant sur le Pont des Bergues.
Ces limites s’expliquent par des raisons techniques qui tiennent à la puissance de calcul nécessaire à l’animation d’un grand nombre d’objets. Si le rendu des bâtiments est très réussi – impressionnant passage devant la cathédrale –, ces contraintes techniques rendent mal justice aux connaissances historiques en matière de vie quotidienne dans la ville.
Quant au scénario, il est réduit à sa plus simple expression. Nous arrivons à Genève en calèche depuis le sommet du Salève. Nos invitations à entrer en ville sont contrôlées à la Porte de Rive, puis nous sommes transportés jusqu’en Vieille-Ville. Nous y assistons, dans les locaux du Journal de Genève, à une brève discussion entre James Fazy et Guillaume-Henri Dufour. Repérés par les deux hommes, nous nous éclipsons, dérangeant un chat virtuel au passage. Après un détour nocturne par la place de la Fusterie, nous observons, depuis la rive gauche du Rhône, les premières heures de la journée révolutionnaire. Bien entendu, les visiteurs sont enjoints à fuir, en ballon, ladite révolution, plutôt qu’à y prendre part…
L’atmosphère de tension qui précède les journées d’émeutes nous est tout à fait épargnée. Le garde qui examine nos documents à la Porte de Rive n’est guère menaçant. Quant à Fazy et Dufour, que nous surprenons en train de comploter, ils restent presque sans réaction à la découverte de quatre espions dans les locaux du journal. Nous aurions voulu être pris à partie par quelque émeutier de Saint-Gervais qui nous aurait exposé ses revendications. Succès public
Alors que l’expérience se veut immersive, le visiteur reste tenu à distance des événements politiques et sociaux. En cela, le scénario reconduit une écriture désuète de l’histoire, selon laquelle la modernité genevoise doit tout à James Fazy. A la fin du voyage, les quartiers périphériques construits au cours du XXe siècle s’élèvent soudain autour de la ville, laissant entendre que tout développement ultérieur serait dû au grand homme.
De fait, la proposition du Musée d’art et d’histoire est un succès public. Les quatre mois de présentation de l’expérience virtuelle sont dès à présent complets, ce qui représente environ 6000 participants. Espérons que la Maison Tavel y gagne quelques nouveaux visiteurs. Même si l’expérience s’avère très plaisante, on reste un peu dubitatif devant la débauche de moyens techniques au service d’un contenu historique somme toute assez faible et convenu. Une telle expérience n’aurait-elle pas mieux sa place dans une cité des sciences ou au Luna Park de Plainpalais?
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