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Une grève sauvage et victorieuse

Quatrième et dernier article d'une série de quatre publiés dans le quotidien Le Courrier à l'occasion de la sortie de L'adieu au plomb.

Face à une restructuration du secteur des arts graphiques qui s'accélère, les travailleuses et travailleurs des arts graphiques renouent avec la pratique de la grève. Un conflit exceptionnel est celui de 1977 à Genève : préparé soigneusement, la grève cantonale débouche sur des résultats nationaux.

Frédéric Deshusses

« La Tribune de Genève s'installe en offset, donc achète tout un matériel neuf et coûteux. Studer, Courrier, Tribune, Journal de Genève achètent la photocomposition, ce qui représente des investissements colossaux. Burggraf-Photolito a un nouveau scanner. La réalité c'est que le patronat a assez de fric, mais qu'il veut investir de plus en plus dans les machines dans le but de se passer d'un certain nombre de travailleurs. » Cet extrait de tract genevois de 1974 illustre l'accélération de la restructuration du secteur des arts graphiques. Les machines sont désormais vues comme comme une concurrence pour les travailleuses et les travailleurs.

En réponse à l'accélération de la restructuration, une série de grèves et d'occupations démarre en 1975. Pratiquement aucune grève n'avait été observée depuis celle de 1948 (lire notre édition du 8 août). Après trente ans sans conflit ouvert, on compte au total sept grèves entre 1975 et 1980, dont quatre donnent lieu à des occupations. Les premiers conflits de la série ont lieu à Genève avec l'arrêt de travail à l'imprimerie Nagel (1975) et l'occupation de l'imprimerie du Courrier (1976).

Cependant, ces conflits sont des actions spontanées en réaction à des licenciements ou des fermetures d'entreprises. Le courant oppositionnel qui s'est développé au sein de la Fédération suisse des typographes (FST) depuis 1964 (lire notre édition du 22 août) se donne pour objectif de parvenir à une grève de branche, préparée et massive. C'est ce que réussira la section genevoise de la Fédération en 1977.

Après une période sans contrat collectif de travail (CCT) entre mai et décembre 1974, un nouveau CCT est soumis à votation générale au sein de la Fédération suisse des typographes (FST) et accepté à une courte majorité en mai 1975. Il entre en vigueur pour une durée de deux ans, contre quatre habituellement. Les rapports syndicat-patronat sont alors à tel point dégradés que, durant les négociations, une majorité des syndiqué·es demande que la FST prévoie des mesures de luttes, notamment en mettant en place un fonds spécial pour soutenir des grèves.

Début 1976, le comité de section genevois, désormais aux mains du courant oppositionnel, démarre un cycle « d'assemblées d'entreprises et de quartier ». Les assemblées de quartier sont destinées aux petites imprimeries, encore nombreuses, dans lesquelles une assemblée d'entreprises n'aurait pas de sens. L'objectif de ces réunions est de tester la possibilité d'une action directe au niveau cantonal et de réunir des informations de terrain sur l'avancée de la restructuration en cours.

En octobre 1976, sur la base des débats en assemblée, un préavis de grève est voté par la section genevoise et envoyé à la section locale de l'organisation patronale. Il est reproduit dans Le Gutenberg, l'hebdomadaire francophone de la Fédération, du 20 janvier 1977 et comporte les trois revendications suivantes :

1. Diminution rapide des horaires de travail de trois heures sans diminution de salaire. 2. Intégration du contrat des auxiliaires dans celui des professionnels. 3. Plein treizième mois de salaire.

Le texte du préavis indique explicitement que celui-ci est conçu pour faire pression pendant les négociations contractuelles :

Dans le cas où l'essentiel de nos revendications [...] seraient satisfaites au travers du contrat, nous trouverions alors [...] rapidement des arrangements pour solutionner les problèmes locaux, essentiellement la question du treizième salaire. Dans le cas contraire [...] nous serions alors contraints d'user de moyens de lutte plus extrêmes pour obtenir une solution qui nous convienne.

L'échéance du préavis est fixée au 30 mars 1977. Le 27 janvier, la section de Lausanne, réunie en assemblée générale extraordinaire vote une résolution soutenant les revendications genevoises. Elle est adressée au Comité central de la Fédération et exhorte celui-ci à préparer activement des mesures de lutte.[1] Le 19 mars, dans le cadre d'un cours de militants des sections romandes, une résolution dans le même sens est votée à l'adresse du Comité central.[2]

Le 29 mars, au cours d'une assemblée générale réunissant 350 membres, la section genevoise constitue un comité de grève qui décide de passer à l'action, sans toutefois communiquer encore de date. Le Comité de grève est composé de 45 membres élus provenant des différentes entreprises du canton auxquels s'ajoute le comité de section.

Par ces résolutions, les sections romandes augmentent la pression sur le Comité central. Parallèlement, la SSMI pose des conditions toujours moins acceptables par la FST au démarrage de nouvelles négociations contractuelles. Face à l'intransigeance patronale, fin mars, le Comité central organise un vote général sur les mesures de luttes. Le vote a lieu le 4 avril et le résultat est massivement favorable, mais aucune disposition concrète n'est prise dans la foulée du vote : comme le CCT est encore en période de validité, une grève serait illicite.

Début avril, une section locale a donc décidé la grève et une écrasante majorité des membres de la Fédération s'est prononcée en faveur du déclenchement de mesures de luttes. Le contrat collectif échoit le 30 avril 1977. Le comité de grève genevois estime que le Comité central ne prendra pas les mesures de luttes approuvées en votation générale et décide de passer à l'action de son côté.

Le 18 avril, la grève est massivement suivie dans les imprimeries du canton et les assemblées réunissent entre 700 et 800 participants pendant les trois jours que dure le mouvement. L'ensemble des syndicats genevois se déclarent solidaires du mouvement et l'Union des syndicats du canton de Genève prend une résolution en soutien. La section lausannoise, quant à elle, débraie en soutien pendant quelques heures.

Cette grève soigneusement préparée localement obtient des résultats spectaculaires sur le plan national. La réduction de l'horaire de travail qui semblait impossible à mettre en place par la négociation est obtenue au niveau national et inscrite dans le Contrat collectif. Les typographes sont les premiers, dans toute l'industrie suisse, à inscrire les quarante heures dans leur CCT. La fusion des Contrats collectif des qualifié·es et des auxiliaires est également acceptée par le patronat suite à la grève. Seul le treizième salaire, revendication locale, ne passe pas la rampe.

Cette grève interrompt la série de défaites ouvrières enregistrées pendant les négociations contractuelles des années 1950-1960. Elle se distingue fortement de la pratique gréviste de la période 1969-1980. Si l'on observe à cette période une recrudescence des conflits du travail,[3] il s'agit toujours de conflits limités à une entreprise comme à Burger et Jacobi (Bienne, 1974)[4] ou encore à Dubied (Neuchâtel, 1976). L'existence d'un courant oppositionnel au sein du syndicat des typographes, les interprétations politiques produites par ce courant pendant près de dix ans avant la grève de 1977, le travail de construction avec la base mené par la section genevoise donnent à ce conflit son ampleur particulière et expliquent largement son succès.


  1. Le Gutenberg, 10 février 1977. ↩︎

  2. Le Gutenberg, 24 mars 1977. ↩︎

  3. Deshusses Frédéric, Grèves et contestations ouvrières en Suisse: 1969-1979, Genève-Lausanne, Archives contestataires et éd. d'en bas, 2013 (Présents du passé). ↩︎

  4. Le Nouveau Musée de Bienne consacre actuellement une belle exposition à cette fabrique de pianos et au conflit qui y eut lieu il y a cinquante ans. ↩︎